Il est d’innombrables façons de sombrer ; agiter les bras en coulant n’est que la plus évidente.
Nick Flynn
Citations du jour
A partir d’un certain point, il n’y a plus de retour. C’est ce point qu’il faut atteindre.
Franz Kafka
La clarté est une erreur
à peine un monologue où enfouir la fièvre
mon crâne tourne dans l’invisible
Stéphane Jean, poète de la scène québécoise
Il est d’innombrables façons de sombrer ; agiter les bras en coulant n’est que la plus évidente.
Nick Flynn
la paix ne partage pas
le bonheur au fond d’un lac
aucun drapeau ne mène à soi
Stéphane Jean
J’aime cet État. Tout semble correct ici. Les arbres sont de la bonne hauteur. J’aime voir les lacs. J’aime les lacs. Il y a quelque chose de très spécial ici.
Mitt Romney
Arracher un poil à un âne il sera toujours poilu.
Proverbe Gascon
L’espoir c’est ce qui meurt en dernier.
Proverbe irlandais
On aurait dit que la musique lui avait fait comprendre le temps. Le temps est le milieu transparent où les hommes naissent, se meuvent et disparaissent sans laisser de traces. Dans le temps naissent puis disparaissent les cités. Le temps les apporte et les emporte.
Vassili Grossman
Chanson du jour: Les Bonbons !
Poètes du jour
Stéphane Jean
Géométrie des Cataclysmes
LES HERBES ROUGES/POÉSIE
Passage 1
je dépèce le silence
la famine sait où commence un visage
chaque appel est une longue chute
une prairie en route vers la ferraille
l’obscurité nous porte secours
on dirait une prière
dans un coffret de cartilages
repose son kamikaze le plus précieux
Passage 2
la parole élève des cages
sur le trottoir un dessin pardonne
au vent ruiné depuis longtemps
j’habite la face coupante de l’espace
le mensonge d’une seule bougie
mes certitudes fouillent les hangars
j’enterre le ciel près d’une laisse
parfois nos yeux sont des chevaux
Passage 3
une vie aux enseignes brûlées
au sol nos voix
traquées par une fissure
le paysage meurt dans mes bras
je placarde des labyrinthes
les mois n’ont plus de volontaires
je dilate l’enfer
les rues libèrent un arbre
une constellation accroupie sur les hommes
Je ne vous crois pas si vous me dites que vous n’aimez pas le prochain passage de Bukowski… Regardez la force des mots. Prenez le temps de le lire même si c'est long.
Passage du jour : LA REVANCHE DES DAMNÉS
Dans l’asile de nuit, les ronflements étaient comme d’habitude très forts. Tom n’arrivait pas à dormir. Il devait y avoir une soixantaine de lits et tous étaient occupés. Les ivrognes ronflaient plus fort que les autres, et la plupart de ceux qui se trouvaient là étaient des ivrognes. Tom s’assit et regarda le clair de lune qui filtrait par les fenêtres et tombait sur les hommes endormis. Il se roula une cigarette et l’alluma. Il promena son regard autour de lui. Quelle bande d’horribles baiseurs ! Des baiseurs ? Ils ne baisaient pas. Les femmes ne voulaient pas d’eux. Personne ne voulait d’eux. Ils ne valaient pas une baise, ah ! ah ! Et il était l’un d’entre eux ! Il tira sa bouteille de dessous l’oreiller et but une dernière gorgée. La dernière gorgée était toujours la plus triste. Il glissa la bouteille vide sous son lit de camp et examina une nouvelle fois les hommes qui ronflaient. Ils ne valaient même pas une bombe atomique.
Tom se tourna vers son copain, Max, installé sur le lit de camp d’à côté. Max était allongé, les yeux ouverts. Mort ?
- Hé ! Max !
- Ouais ?
- Tu dors pas ?
- J’y arrive pas. T’as remarqué, la plupart ronflent en cadence. D’où ça vient ?
- Je sais pas. Max. Y a un tas de choses que je sais pas.
- Moi aussi, Tom. Je suppose que je suis idiot.
- Réfléchis : si tu sais que t’es idiot, c’est que tu l’es pas.
Max s’assit sur le bord de son lit.
- Tom, tu crois qu’on sortira un jour d’ici ?
- D’une seule façon…
- Ouais ?
- Ouais… les pieds devant.
Max se roula à son tour une cigarette, l’alluma.
Il n’avait pas le moral. Il n’avait jamais le moral quand il pensait. Ce
qu’il fallait, c’est ne pas penser, fermer tout.
Il entendit Tom lui dire :
- Ecoute, Max.
- Ouais ?
- J’ai réfléchi…
- Réfléchir ne mène à rien…
- Mais ce truc me turlupine.
- T’as encore à boire ?
- Non, désolé, mais écoute…
- Rien à faire, je veux pas écouter !
Max se rallongea sur son lit de camp. Parler ne servait à rien. Une perte de temps.
- Je vais te le dire quand même, Max.
- Okay, vas-y…
- Tu vois tous ces types ? Il y en a plein, d’accord ? Des clodos partout.
- Ouais, ils me bouchent la vue.
- Alors, tu vois Max, j’arrête pas de me demander comment on pourrait utiliser toute cette main-d’œuvre. C’est du gaspillage.
- Personne ne veut de ces clodos. Qu’est-ce que t’en ferais, toi ?
Tom se sentit légèrement intéressé.
- Que personne veuille d’eux, c’est à notre avantage.
- Vraiment ?
- Oui, vraiment . Tu vois, on n’en veut même pas en prison parce qu’il faudrait les loger et les nourrir. Ces clodos n’ont nulle part où aller et rien à perdre.
- Et alors ?
- Alors, j’ai beaucoup réfléchi pendant la nuit. Par exemple, si on les rassemblait comme du bétail, on pourrait les envoyer piétiner certaines choses. Prendre le contrôle temporaire de certaines situations…
- T’es cinglé, dit Max.
N’empêche qu’il s’assit sur son lit.
- Continue...
- Tom éclata de rire :
- Peut-être que je suis cinglé, mais je pense tout le temps à cette force disponible. J’ai rêvé des nuits entières à ce que je pourrais en faire…
Ce fut au tour de Max d’éclater de rire :
- Quoi par exemple, nom de dieu ?
Leur conversation ne dérangeait personne. Les ronflements continuaient.
- Et bien, j’ai ruminé ça dans ma tête. Ouais, c’est peut-être dingue, en tout cas…
- Ouais ? l’interrompit Max.
- Te marre pas. Peut-être que le vin m’a bouffé le cerveau.
- J’essayerai de pas me marrer.
Tom tira une bouffée de sa cigarette et lâcha :
- Bon, tu vois, j’ai la vision de tous les clodos qu’on pourra réunir en train de descendre Broadway, ici à L.A., toute une foule…
- Et après ?
- Et bien, ça fait beaucoup. Un peu comme la revanche des damnés.
- Bon, tu vois, j’ai la vision de tous les clodos qu’on pourra réunir en train de descendre Broadway, ici à L.A…, toute une foule…
- Et après ?
- Et bien, ça fait beaucoup. Un peu comme la revanche des damnés.
Le défilé des laissés-pour-compte. Une espèce de film. J’imagine les caméras, les projecteurs, le metteur en scène. La Marche des Vaincus .
Le Réveil des Morts. Oh, putain ! mon vieux !
- Je crois que tu devrais abandonner le porto et revenir au muscat.
- Tu crois ?
- Ouais. Bon, supposons qu’on rassemble ces clodos sur Broadway, après qu’est-ce qu’on fait ?
- Et bien, on les dirige vers le magasin le plus grand et le plus luxueux de la ville…
- Bowarms, tu veux dire ?
- Ouais, Max. On trouve tout chez Bowarms : les meilleurs vins, les plus beaux vêtements, des monstres, des bijoux, des télés, tout ce qui te vient à l’esprit, ils l’ont …
A cet instant, quelques lits plus loin, un vieux bonhomme se redressa, ouvrit grand les yeux et hurla :
- DIEU EST UNE NÉGRESSE LESBIENNE DE 200 KILOS !
Puis il retomba sur son lit.
- Et celui-là, on l’emmène ? demanda Max .
- Bien sûr, C’est un des meilleurs. Quelle prison voudrait de lui ?
- Bon, on va chez Bowarms, et ensuite?
- Représente- toi la scène. On entre. On est trop nombreux pour que leur service de sécurité nous contienne. Et on prend. Tout ce qu’on désire. Et au passage on met peut-être même la main au cul d’une vendeuse. Les rêves qu’on n’a plus, on les réalise, on prend un truc, n’importe quoi, on disparaît.
- Tom, y a peut-être un tas de têtes brûlées. Ça va pas être un pique-nique au pays des merveilles…
- Non, mais notre vie non plus ! On se laisse enterrer vivants sans même protester...
- Tom, mon vieux, je crois que tu tiens quelque chose. Et comment on organise ça ?
- D’abord on fixe la date et l’heure. Tu peux dénicher une dizaine de types ?
- Je pense.
- Moi aussi, j’en connais environ une dizaine.
- Suppose que quelqu’un prévienne les flics ?
- C’est peu probable. De tout façon, qu’est-ce qu’on a à perdre ?
- Exact.
Il est midi sonné.
Tom et Max ouvraient la marche. Ils descendaient Broadway, à Los Angeles, plus de 50 clodos derrières eux. Qui clignaient des yeux, titubaient, pas très sûrs de ce qui se passait. Les citoyens ordinaires étaient abasourdis. Ils s’arrêteraient, s’écartaient et regardaient. Certains avaient peur, certaines riaient. D’autres croyaient qu’il s’agissait d’une plaisanterie ou du tournage d’un film. Le maquillage était parfait, les acteurs ressemblaient à de vrais clochards. Mais où étaient les caméras ?
Tom et Max conduisaient le défilé.
- Dis donc, Max, j’en ai mis au courant que 8. Et toi ?
- 9, peut-être.
- Je me demande ce qui a pu arriver ?
- Ils ont dû en parler à d’autres …
Ils continuèrent à avancer. On aurait dit un rêve fou impossible à arrêter. Au coin de la 7Ième rue, le feu pour piéton passa au rouge. Tom et Max s’immobilisèrent, et les clodos attendirent, massés derrière eux. Une odeur de chaussettes et de sous-vêtements sales, de gnôle et de mauvaise haleine flottait dans l’air. Le dirigeable Goodyear décrivait des cercles paresseux au-dessus de leurs têtes. Le smog donnait à la rue des nuances gris-bleu.
Le feu passa au vert. Tom et Max traversèrent, suivis par la troupe des clochards.
- J’ai beau le voir, dit Tom, je n’arrive pas à y croire.
- C’est pourtant la réalité, dit Max.
Les clodos étaient si nombreux qu’une partie d’entre eux se trouvait encore sur la chaussée quand le feu changea. Ils affluaient, bloquant la circulation, une bouteille de vin à la main ou en train de boire au goulot. Ils défilent, mais en silence. On n’entendait que le frottement des semelles usées sur le trottoir. De temps en temps, quelqu’un lançait une phrase :
- Hé, où est-ce qu’on va, bordel ?
- File-moi une gorgée de ce truc !
- Mon cul !
Le soleil tapait dur.
- On continue ? demanda Max.
- Je m’en voudrais de renoncer maintenant, déclara Tom.
Ils arrivèrent devant chez Bowarms.
Tom et Max attendirent une seconde.
Puis, ensemble, ils poussèrent les imposantes portes vitrées.
Les clodos suivirent en file désordonnée et s’engagèrent entre les allées de marchandises de luxe. Les employés les regardaient sans comprendre.
Le rayon hommes était au rez-de-chaussée.
- Il faut qu’on montre l’exemple, dit Tom.
- Ouais, fit Max, hésitant.
- Allons-y, Max !
- Euh…
Les clodos s’étaient arrêtés et les observaient. Tom parut un instant indécis, puis il s’avança vers les manteaux et décrocha le premier de la rangée, un modèle en cuir jaune avec un col de fourrure. Il laissa tomber le sien par terre et enfila le neuf. Un vendeur s’avança. Un petit bonhomme tiré à quatre épingles et à la fine moustache soigneusement taillée.
- Puis-je vous aider, monsieur ?
- Oui, ce modèle me plaît. Je le prends. Mettez-le sur mon compte.
- American Express, monsieur ?
- Non, Chinese Express.
- Moi, je prends celui-ci, dit Max en passant un manteau en crocodile avec des poches sur le côté, et muni en outre d’une capuche bordée de fourrure pour affronter les intempéries.
Tom s’empara d’un chapeau sur étagère, une sorte de bonnet de cosaque plutôt ridicule encore que charmant.
- Il me va très bien au teint, je le prends.
Sur ce, les clodos se mirent de la partie. Ils essayèrent manteaux, chapeaux, écharpes, imperméables, bottes, pulls, gants et un tas d’autres choses.
- Sur votre compte, monsieur ? demanda une voix effrayée.
- Sur le compte de mon trou du cul, ducon !
Ou encore, à un autre rayon :
- Cela vous va parfaitement, monsieur.
- J’ai deux semaines pour le changer ?
- Bien entendu, monsieur.
- Mais dans 2 semaines, vous serez peut-être mort !
Puis une sonnerie d’alarme se déclencha. Quelqu’un venait enfin de réaliser que le magasin était envahi. Les clients qui contemplaient la scène d’un air incrédule détalèrent soudain.
Trois hommes en costumes gris mal coupés arrivèrent en courant. Ils étaient corpulents, mais plutôt gras que musclés. Ils se précipitèrent sur les clodos comme pour les refouler, mais ceux-ci étaient trop nombreux, et ils furent vite submergés. Tandis qu’ils se débattaient en jurant et en proférant des menaces, l’un des gardes tira son revolver. Un coup de feu claqua. C’était un geste stupide et inutile, et l’homme fut aussitôt désarmé.
Brusquement, un clochard apparut en haut de l’escalator. Il brandissait le revolver. Il était soûl. Il n’avait encore jamais tenu une arme, et cette arme lui plaisait bien. Il visa et pressa la détente. Il toucha un mannequin. La balle lui transperça le coup et sa tête roula au sol : mort d’un skieur.
La mort du mannequin sembla exciter les clochards qui poussèrent des acclamations. Ils prirent les escaliers roulants et se dispersèrent dans tout le magasin. Ils braillaient des paroles incohérentes. L’espace d’un instant, toutes les frustrations et tous les échecs furent oubliés. Leurs yeux brillaient et leurs mouvements étaient rapides et sûrs. C’était un spectacle étrange et horrible à la fois.
Ils circulaient d’un étage à l’autre, d’un rayon à l’autre.
Tom et Max ne maîtrisaient plus la situation.
Des comptoirs furent renversés, des vitrines, brisées. Au rayon parfumerie, une jeune blonde cria en levant les bras. Ce qui attira l’attention d’un jeune clochard qui lui souleva sa jupe et hurla :
- WAOUH !
L’un de ses compagnons le rejoignit et saisit la fille. Puis un troisième accourut, puis plusieurs autres qui commencèrent à lui arracher ses vêtements. C’était affreux. Pourtant, ça donna des idées à certains qui se mirent à poursuivre les vendeuses.
- Seigneur Jésus ! s’exclama Tom.
Il grimpa sur un comptoir encore intact et hurla :
- NON ! PAS ÇA ! ARRÊTEZ ! C’EST PAS ÇA QU’ON VOULAIT !
Max se tenait à côté de lui.
- Et merde, fit-il doucement.
Les clodos ne se calmèrent pas. Ils déchirèrent des tentures, renversèrent des tables, cassèrent d’autres vitrines. Il y avait de plus en plus de cris.
Quelque chose s’écrasa lourdement au sol.
Des flammes jaillirent mais le pillage continua.
Tom sauta à bas du comptoir. Le tout n’avait pas duré plus de cinq minutes.
- Tirons-nous d’ici ! dit-il à Max.
Encore un rêve réduit à un tas de merde, encore un coup foiré. Le cauchemar ne finirait jamais.
Tom se mit à courir, imité par Max. Ils prirent l’escalator pour descendre, et croisèrent les policiers qui montaient. Tom et Max portaient leurs manteaux neufs et, à part leurs visages rouges et pas rasés, ils paraissaient presque respectables. Au rez-de-chaussée, ils se mêlèrent à la foule. La police gardait les portes. Ils laissaient les gens sortir, mais empêchaient d’entrer.
Tom avait fauché une poignée de cigares. Il en tendit un à Max.
- Tiens, allume-le, Tâche d’avoir l’air convenable.
Il alluma le sien.
- Maintenant, voyons si on peut sortir d’ici.
- Tu crois qu’ils se laisseront avoir, Tom ?
- Je sais pas. Essaye d’avoir l’air d’un agent de change ou d’un médecin.
- Ils ont l’air comment ?
- Satisfaits et idiots.
Ils s’approchèrent de la sortie. Il n’y eut pas de problème. Ils franchirent la porte avec un groupe de clients. Des coups de feu éclatèrent à l’intérieur. Ils levèrent les yeux. Des flammes s’échappaient par une fenêtre. On entendit les sirènes des voitures de pompiers. Ils se dirigèrent vers le quartier des taudis.
Cette nuit-là, ils furent les deux clodos les mieux habillés de l’asile.
Max avait même piqué une montre dont les aiguilles luisaient dans le noir. La nuit venait juste de tomber. Ils s’allongèrent sur leurs lits de camp et les ronflements commencèrent.
Malgré les nombreuses arrestations opérées dans l’après-midi, l’asile était plein. Il y avait toujours assez de clodos pour prendre les places vacantes.
Tom extirpa deux cigares de sa poche et en donna un à Max. Ils les allumèrent et fumèrent quelques instants en silence. Puis Tom demanda :
- Hé, Max…
- Ouais ?
- C’était pas comme ça que je voyais les choses.
- Je sais. C’est pas grave.
Les ronflements devenaient progressivement plus forts. Tom tira un litre de vin de dessous son oreiller. Il ôta la capsule, but une gorgée.
- Max ?
- Ouais ?
- Un coup à boire ?
- Ouais.
Tom lui passa la bouteille. Max but un coup, la lui rendit.
- Merci.
- Tom remit la bouteille sous son oreiller.
- C’était du muscat.
Source : CHARLES BUKOWSKI : Le ragoût du septuagénaire, Le livre de poche.
Merci pour les citations! Ça fait du bien!!
RépondreEffacerIl me fait toujours rire ce vieux fou....
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