Je me sens comme une cigale à travers ma semaine...
Citation du jour
L'ennui porte conseil
Gilbert Cesbron
Un article intéressant de Foglia sur la guerre en Afghanistan
Une guerre comme ça
Le Figaro, no. 18583
Le Figaro Littéraire, jeudi, 6 mai 2004, p. 4
DOSSIER
REFLETS DE LEUR ÉPOQUE, miroir des caractères, tempéraments, styles de leurs auteurs, les correspondances d'écrivains fascinent parfois autant que leurs oeuvres. Lorsque deux personnalités se rencontrent, un échange, et parfois un duel, s'engagent à distance sur des questions aussi diverses que la politique, la religion, l'économie, les arts, les moeurs. Condorcet et Turgot, Goethe et Schiller, Boileau et Racine, Flaubert et George Sand, Jacques Rivière et Alain-Fournier, Claudel et Gide, Chardonne et Nimier ont laissé des lettres inoubliables. Aujourd'hui on publie la correspondance complète d'Henry Miller et de Lawrence Durrell. Entre 1935 et 1980, l'auteur de Tropique du Cancer et celui du Quatuor d'Alexandrie ont échangé des lettres pleines d'esprit, de mordant, sur leur siècle tourmenté et leurs états d'âme d'artistes et d'hommes.
Henry Miller-Lawrence Durrell : loin des yeux, près du coeur
Bruno CORTY
CETTE CORRESPONDANCE enfin complète (1), est un fier navire de papier jaugeant 800 pages, chargé, de la coque au pont, de merveilles littéraires, d'éclats de rire, de coups de gueule et de larmes, de traits de génie, de joyeux délires.
À bord de ce vaisseau, un capitaine sans foi ni loi, grand escogriffe aux allures de mandarin, séducteur insatiable, Henry Miller, né à Brooklyn fin 1891, rejeton d'une famille d'origine allemande (2). À son côté, un second brillant, mi-rigolard, mi-dépressif, de vingt ans son cadet, puisque né en Inde, en 1912, de parents anglo-irlandais et protestants : Lawrence Durrell (3).
C'est ce dernier qui entame, en 1935, cette correspondance-marathon qui va durer jusqu'à la mort de Miller en 1980. Sans le savoir, Durrell a fixé son choix sur l'un des plus prolifiques épistoliers du siècle. Miller, qui écrivait comme il respirait, prétendait avoir rédigé entre 100 000 et 200 000 lettres. Rien qu'en édition française, ont été publiées ses correspondances avec Wallace Fowlie (1943-1972), Joseph Delteil (1935-1978), Anaïs Nin (1932-1953), Blaise Cendrars (1934-1979) et John Cowper Powys (1950-1959).
Lorsque Miller rencontra Powys, en 1917, ce dernier avait 45 ans et lui 25. Cette fois, avec Durrell, les rôles sont inversés. L'Irlandais, qui vit à Corfou, vient de découvrir Tropique du Cancer et sa vie en est bouleversée. « Pour moi, c'est sans conteste le seul ouvrage digne de l'homme dont ce siècle puisse se vanter. J'ai envie de gueuler bravo ! depuis la première ligne, et ça n'est pas seulement une grosse claque littéraire et artistique sur le ventre de tout un chacun, c'est un bouquin qui fixe sur papier le sang et les tripes de notre époque », écrit en août 1935 un Durrell envoûté. Miller, avide de dialogue et de reconnaissance, répond : « Votre lettre me secoue moi aussi. Vous êtes le premier Britannique qui m'ait écrit une lettre intelligente sur mon livre. »
À partir de là, les dés sont jetés. Ces deux-là se sont rencontrés et ne vont plus se quitter. Lire cette correspondance, c'est un peu comme suivre un roman-feuilleton avec deux personnages extraordinaires. Une partie de tennis avec deux joueurs qui se renvoient la balle inlassablement. Qui testent leurs idées auprès de l'autre, se titillent, s'escagassent, se consolent, s'encouragent. Rient ensemble. D'eux-mêmes et des autres. Il y a chez Miller et Durrell un côté gamin prêt à toutes les bêtises, les farces, qui saute aux yeux sur certains clichés de leurs trop rares rencontres. Car Miller et Durrell se verront peu en un demi-siècle. Mais chaque rencontre sera inoubliable.
À commencer par la première, à Paris, à la mi-août 1937, lorsque Miller accueille Durrell au 18, villa Seurat, dans le XIVe arrondissement. Les deux hommes et leurs compagnes s'entendent à merveille, parlent et boivent d'abondance et s'écrivent d'un étage à l'autre ! Un jour, Durrell pose trois questions : « Que faites-vous des ordures ? (...) Lorsque vous dites « être avec Dieu », vous identifiez-vous à Dieu ? Ou bien considérez-vous la réalité divine comme une chose étrangère à nous vers laquelle nous tendons ? »
Miller, flegmatique : « Il est plus facile de répondre à la première question qu'à la seconde (...) Je préférerais parler de ça autour de la table. Quand m'invitez-vous à manger avec vous au rez-de-chaussée ? Je suis libre pour le dîner ce soir si ça vous tente... »
Les deux amis feront toujours référence à cette époque bénie, où ni la gloire, ni l'argent, ni les raseurs, n'étaient au rendez-vous. Ils se verront, par la suite, en Grèce, en Californie, à Sommières, mais pour de trop courtes rencontres. La faute à Miller. Alors que Durrell passe son temps à l'inviter, à lui vanter les beautés de la Grèce, l'Américain traîne des pieds. Il ne veut pas briser ses petites habitudes. Il n'a pas d'argent. Il est fatigué. Et puis, très vite, on découvre un Miller angoissé par les soubresauts de l'histoire. En septembre 1938, il écrit : « Cinq minutes seul avec Hitler, et j'aurais pu régler tout ça (...) Il est très instable et il ne plaisante pas. Il faut absolument que quelqu'un le fasse rire, ou nous sommes tous perdus ! »
Miller se « bunkerise » à Big Sur, Californie. La guerre froide, les retombées de la guerre d'Algérie en France, les événements de Mai 68 : autant de raisons de ne pas bouger.
Se voyant peu, les deux écrivains se lisent. Et c'est là, sans doute, que leurs lettres sont les plus belles, les plus intenses, qu'ils se livrent comme jamais. Très vite, après l'échange au sujet de Tropique du Cancer, Miller veut lire Durrell. Auteur de deux romans publiés à 24 ans, Durrell renâcle pourtant. Il ne se sent pas à la hauteur. Puis finit par adresser à Miller un conte de Noël qui lui vaut, le 3 janvier 1936, les félicitations du maître : « Le conte de Noël m'a abasourdi ! Il est tellement parfait qu'il me rend tout vert de jalousie (...) Quel foutu génie vous faites ! » À quoi Durrell répond : « Votre incroyable générosité me donne le délire (...) je trébuche un peu en marchant et j'ai l'impression d'être grand comme un immeuble de trois étages... »
Un mois plus tard, Miller accuse réception du Carnet noir par ces mots : « Je l'ai lu les yeux exorbités, avec terreur, admiration et stupéfaction (...) Il est brutal, cruel, dévastateur, terrifiant (...) Vous avez franchi l'équateur. Votre carrière commerciale est terminée. À partir d'aujourd'hui, vous êtes un hors-la-loi et je vous en félicite de toutes mes forces. » Quelques jours plus tard, il enfonce le clou : « Vous êtes un écrivain apocalyptique. » Durrell, qui a compris que Miller le considérait désormais comme son égal, réagit : « Ne perdez pas de vue l'ardent disciple que vous avez en moi et n'allez pas confondre l'oiselet nouveau-né que je suis avec un grand phénix en pleine maturité. »
L'ayant adoubé, Miller peut le tancer. Il ne s'en prive pas. Il a adoré le Carnet noir, mais lui reproche son « verbiage ». Durrell écoute le conseil, remercie son correspondant par cet aveu : « Nos relations comptent énormément pour moi. » Lorsque Durrell s'égare, manque d'ambition, prétend vouloir écrire peu ou se réfugier derrière un pseudonyme, Miller tonne : « Si, comme vous le dites, vous ne pouvez pas ÉCRIRE DE VRAIS LIVRES tout le temps, c'est simple : n'écrivez pas. N'écrivez rien. Restez en jachère. Gardez tout pour vous. »
Puis il termine sa lettre en douceur : « Je pense que vous êtes un type joyeux malgré tous vos délires, malgré Le Carnet noir (...) Eh bien, c'est assez sur le sujet. Réfléchissez-y. Et souvenez-vous que je suis à vos côtés jusqu'au bout. »
Le seul moment, sans doute, où l'embarcation Miller-Durrell aurait pu sombrer, date de 1949. Durrell vient de lire Sexus, premier volet de La Crucifixion en rose et ne décolère pas. Sa lettre du 5 septembre est une exécution. Amèrement déçu, Durrell fustige l'obscénité du travail de Miller et même sa construction. Il regrette la disparition de la « force sauvage » contenue dans Tropique du Cancer et Printemps noir. À l'issue de son terrible réquisitoire, il rend son verdict : « Toutes vos nouvelles tendances mystiques sont bien là : mais elles sont perdues, perdues, perdues, bon Dieu, sous une averse de merde qui ne paraît plus du tout tonique et vigoureuse, mais seulement scatologique et déprimante. On fait une grimace de dégoût et on détourne les yeux. »
Touché, Miller répond : « Peut-être avez-vous raison, peut-être suis-je un homme fini. » Mais il refuse de changer, de revenir en arrière : « Je porte en moi la matière de ce livre depuis 1927. Pensez-vous que je puisse faire une fausse couche après une gestation aussi longue ? » Et toujours généreux, conclut : « Vous devez vous sentir libre de me démolir devant qui vous voudrez. Je comprendrai très bien que vous le faites par amour pour moi. » Le lendemain, il reçoit un télégramme de Durrell lui présentant ses « excuses les plus sincères », et une lettre qui scelle la paix : « Je pense que vous savez que je vous aime plus que tout homme qu'il m'a été donné de connaître. »
Désormais, plus rien ne peut arriver à cette amitié. Durrell et Miller gravissent une à une les marches du succès. Côté vie privée, c'est un peu plus compliqué. Mariages, divorces, conquêtes passagères abondent. La sexualité occupe peu de place dans cette correspondance. Durrell dit des femmes : « Moins on s'occupe d'elles, plus elles donnent du plaisir. » Miller, de manière inattendue, est assez discret. En 1979, le vieux Don Juan écrit même à son ami : « Quant aux « chattes », je suis étonné que vous en soyez encore à leur démontrer votre ardeur et votre virilité (quand commencerez-vous à rechercher l'amour ?). C'est la seule chose qui compte. C'est peut-être banal, mais c'est la vérité. »
Les années 70 sont marquées par la maladie, l'affaiblissement de Miller et la mort des amis, Séféris, Kastimbalis, le « colosse de Maroussi », Joseph Delteil. À la veille de ses 87 ans, Miller termine une lettre par la phrase de Céline : « Je pisse sur tout d'une hauteur considérable ». Le vieux maître n'en peut plus. Durrell resserre l'étreinte amicale autant qu'il peut.
Dans son ultime message, envoyé le 8 mai 1980, de sa villa de Pacific Palisades, Miller fait ses adieux à son « cher Larry » et lui souhaite de tenir « encore pendant vingt ans ». Pour la première fois, l'auteur du Quatuor d'Alexandrie, retranché dans la douce ville de Sommières, n'obéit pas à son mentor. Dix ans après Henry, Larry jette, à son tour, de l'autre côté du miroir, l'ancre de la vie....
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